Voici la 58e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :
les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.
Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020
à Aix-en-Provence.
Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.
Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit
& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre
Ouvrage collectif
– Nombre de pages : 442 & 516
– Sortie : mars 2020
– Prix : 129 € les deux volumes.
ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285
ISSN : 2262-8630
Mots-Clefs :
Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines
Présentation :
Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :
Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,
… et pour le Tome II :
M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.
Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :
Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.
Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :
Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.
Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.
Pellegrino Rossi
& les libertés
Alexis Le Quinio
Maître de conférences Hdr en droit public,
Institut d’Etudes Politiques de Lyon
Avant d’aborder le sujet de ma contribution, je souhaite profiter de la liberté qu’offrent les Mélanges pour rendre un hommage personnel au dédicataire de cette contribution. N’ayant rejoint la Faculté de droit d’Aix-en-Provence que pour mes études doctorales, je n’ai pas eu la chance d’avoir Jean-Louis Mestre comme Professeur et de pouvoir assister à ses enseignements.
Néanmoins, comme beaucoup de doctorants du Gerjc et du Cerhipp, j’ai été amené à bénéficier de ses conseils et de ses bons mots durant la fin de ma thèse et le début de ma carrière. Si le terme est désuet dans l’Université actuelle et que je n’ai été ni son élève, ni son doctorant, il fait partie de cette poignée d’enseignants qui m’ont marqué et que je considère comme mes Maîtres.
En effet, au-delà de son talent et de son érudition reconnus par tous, je voudrais surtout évoquer sa gentillesse et sa bienveillance. Je raconterai donc une anecdote qui m’amènera vers le sujet que je souhaite traiter pour lui rendre hommage. A la suite de mon rattachement en 2012 à un centre de recherches spécialisé dans l’étude du droit italien et de la parution de la réédition de morceaux choisis par le Professeur Julien Boudon du Cours de droit constitutionnel[1] de Pellegrino Rossi, j’ai proposé à un collègue, Thierry Santolini, que l’on organise un colloque sur plusieurs précurseurs italiens du droit constitutionnel[2].
Dans cette optique, et n’étant pas historien du droit, je décide d’appeler le Professeur Jean-Louis Mestre pour lui demander conseil à propos de cette entreprise. Il me donne rendez-vous dans la salle des Professeurs de la Faculté de droit d’Aix-en-Provence pour, j’imagine, que nous puissions échanger à ce sujet. Ce fut le cas, mais en plus de ces échanges passionnants et de ces conseils, j’ai eu la surprise de voir qu’il m’avait amené plusieurs ouvrages rares, suisse et italien, issus de sa bibliothèque sur le Comte Rossi, mais surtout qu’il m’avait préparé un dossier de plusieurs centaines de pages composé d’une sélection d’articles sur Rossi et Compagnoni qu’il avait pris soin de faire relier, le tout en deux exemplaires puisque nous étions deux à organiser le colloque ! Je pourrais raconter d’autres anecdotes, notamment sur les heures passées au téléphone après chaque leçon du concours d’agrégation, mais celle-ci me paraît la plus révélatrice de l’universitaire et de l’homme qu’est le Professeur Jean-Louis Mestre.
C’est pourquoi le modeste hommage que je vais lui rendre à travers les lignes qui vont suivre porte sur Pellegrino Rossi et les libertés.
Les travaux de Pellegrino Rossi ont été très variés et se sont développés dans de nombreux champs disciplinaires tels que l’économie, la philosophie, l’histoire ou le droit[3]. Ses œuvres les plus connus et les plus étudiées, encore aujourd’hui demeurent ses cours d’économie politique, de droit constitutionnel et de droit pénal.
Son profil de publiciste[4] et de pénaliste[5] le prédisposait à l’étude des libertés et de leur protection. Il ne s’agira évidemment pas, dans la présente contribution, d’étudier chaque liberté évoquée, chaque développement relatif au régime juridique de ces libertés dans le détail, mais de présenter la vision globale de Pellegrino Rossi de cette question, tant dans la manière dont il l’appréhende que dans la classification qu’il propose.
La question de la protection des droits s’inscrit, pour lui, dans une perspective spécifique. En effet, son appréhension des libertés se développe dans une optique englobante dans laquelle les droits individuels sont conçus comme une organisation sociale[6]. C’est le cas lorsqu’il affirme que le principal problème à résoudre, dans la perspective du développement d’une société mature est de « trouver le point d’intersection entre la liberté individuelle d’un homme et celle d’un autre homme son égal, entre la liberté individuelle de chacun et les exigences de l’ordre social qui nous est nécessaire pour le développement et le perfectionnement de notre nature[7] ».
Pellegrino Rossi considère que les libertés individuelles doivent être au cœur de sa pensée libérale revendiquée. Il fait mine de s’interroger, « peut-être ne porte-t-on pas assez d’attention aux questions qui concernent la liberté individuelle, aux questions qui concernent la chose la plus précieuse pour l’individu. Et certes, sans vouloir ôter aux questions politiques proprement dites leur importance, leur portée, leur influence, il est permis de croire que la question de la liberté individuelle mérite autant que tout autre question l’attention des jurisconsultes, des hommes d’Etat[8] ». Rappelons que Pellegrino Rossi était un libéral qui appréhendait la Révolution de manière duale. Il la considérait comme un bienfait qui avait permis d’aboutir à l’unité nationale et à l’égalité civile mais également comme critiquable en ce qu’elle avait abouti à la Terreur qui avait entraîné des violations manifestes des libertés individuelles.
L’approche constitutionnaliste de Rossi est particulièrement intéressante concernant la question des libertés, car indépendamment du sens et de la méthode[9] de son enseignement en la matière, sa théorie du droit constitutionnel « se signale en ce qu’elle est, parallèlement et à un degré égal, une théorie des droits individuels et une théorie de l’Etat[10] ».
Pellegrino Rossi évoque, dans son cours de droit constitutionnel les « principes dirigeants » du droit constitutionnel français qui donnent un « caractère distinctif » à ce dernier[11]. Le premier de ces principes[12], qui domine, d’après lui, l’organisation sociale, est : « l’égalité devant la loi, en d’autres termes, la liberté pour tous[13] ».
Précisons toutefois que s’il met le principe d’égalité au cœur de sa conception de l’Etat, il s’agit bien de l’égalité civile[14]. Pellegrino Rossi est anti-égalitariste, et cela apparaît notamment dans son compte-rendu de la deuxième partie de De la démocratie en Amérique[15]. S’il reconnaît et défend l’intérêt de l’égalité civile, il récuse celle de l’égalité des conditions et critique ce goût dépravé de l’égalité[16].
L’organisation de son Cours de droit constitutionnel est révélatrice de la perception qu’il peut avoir des libertés et de leur fonction sociale. Le rôle essentiel de l’Etat est d’aboutir à l’« ordre social[17] », ce dernier reposant sur l’équilibre entre l’individu, le corps social et le pouvoir social.
Cet ordre social va se matérialiser dans une « organisation sociale[18] » et « une organisation politique[19] ». Dès la leçon inaugurale de son Cours de droit constitutionnel, Rossi, qui aborde toujours l’étude de l’ordre juridique français dans une perspective de maturation, évoque les « irrésistibles efforts de la nation française vers une meilleure organisation sociale et politique ». S’il retient cette dichotomie, c’est parce qu’elle lui semble à la fois la plus pédagogique, mais également la plus conforme avec « la nature des choses[20] ». Pour lui, l’organisation politique ne constitue finalement que le moyen d’aboutir à l’organisation sociale, « la société est le but […] le gouvernement est le moyen[21] ». Il le réaffirme de manière limpide dès la Première leçon de son Cours : « appelé à étudier avec vous le droit constitutionnel du pays, nous avons deux grandes sections devant nous : l’organisation sociale de la France ; l’organisation politique de la France[22] ».
Ce lien entre les deux éléments de sa bipartition justifie pour lui que dans les constitutions les plus récentes et les plus abouties, « l’organisation sociale […] a toujours précédé l’organisation politique[23] » et il appartient au droit public interne de régler les deux[24].
Et bien sûr, la Charte de 1830 n’échappe pas à cette règle, au contraire, elle se fonde sur l’esprit de 1789 : « Sous le titre de droit public, la Charte détermine d’abord les principes de notre organisation sociale ; elle nous apprend quels sont les droits et prérogatives les plus essentielles du Français, ces droits et prérogatives que l’Etat lui garantit, que la puissance publique a mission de lui assurer envers et contre tous. Elle traite ensuite du gouvernement du roi ; elle en détermine les formes, les obligations, les droits : c’est là notre organisation politique[25] ».
Cette première dichotomie est au fondement de sa classification des « classes d’obligations et de droits ». Ainsi, Pellegrino Rossi affirme que « la véritable division, et je vois avec plaisir qu’elle commence à être généralement adoptée[26], me paraît être la division des droits en droits privés, publics et politiques[27] ». Les droits politiques sont rattachables à l’organisation politique tandis que les droits privés et publics[28] découlent de l’organisation sociale.
Pellegrino Rossi ajoute les droits politiques à la classification traditionnelle[29]. Il justifie cet ajout dans les lignes qui suivent sa proposition. D’après lui, les droits privés peuvent être conçus, du point de vue théorique, indépendamment de l’Etat social du fait qu’ils règlent « les transactions privées entre les hommes et les droits de famille[30] ». A contrario, si les droits publics appartiennent pareillement aux individus, leur garantie ne se conçoit que dans l’ordre étatique car « ils sont l’expression du développement des facultés humaines dans l’Etat social, l’expression du développement de l’homme[31] ». D’après lui, il paraît relever de l’évidence qu’ils n’est pas possible de confondre, dans leur essence, la liberté d’acheter ou de vendre avec la liberté individuelle, la liberté de conscience ou le droit de propriété. Ces derniers supposent nécessairement un certain degré d’avancement de la société afin d’assurer le développement des facultés qu’ils supposent : « ce sont des droits dont le germe est dans la nature humaine, mais dont le développement demande une société plus ou moins avancée, et c’est pour cela qu’on pourrait les appeler des droits sociaux[32] ».
Il convient de remarquer que cette conception des droits publics par Pellegrino Rossi est résolument moderne. Si son appréhension des droits relève en partie d’une conception naturaliste – comme le souligne la citation précédente – ces droits ne peuvent connaître une garantie effective que dans le cadre d’un Etat connaissant un développement avancé. Il rejette d’ailleurs de manière tout à fait explicite la doctrine du droit naturel « qu’il faut laisser tomber dans l’oubli », l’expression de « droits innés et naturels » n’ayant point de sens[33]. On en revient toujours à l’idée que la protection des libertés ne peut s’inscrire que dans un cadre étatique qui doit permettre à l’individu de développer librement ses facultés : « pour le législateur tout naît, tout se forme dans l’état social […] il y a des droits et des obligations, parce qu’il y a des règles auxquelles tous les membres de la société se sont assujettis par le fait de leur concours à la formation du corps social[34] ». Le rejet par Pellegrino Rossi de l’existence même des droits naturels[35] le conduit ainsi, dès 1820, à se moquer de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de son aînée des Etats-Unis : « ces déclarations des droits de l’homme, l’une plus absurde que l’autre, qu’on a forgées en France et en Amérique, est-ce dans les écoles de droit qu’on les a apprises[36] ? ».
Pour Rossi, les libertés individuelles ne peuvent être effectivement garanties que dans le cadre d’un régime légal assuré par l’Etat. Ainsi, comme le relève le Professeur Pouthier, Pellegrino Rossi est, avec Serrigny, l’un des publicistes de la Monarchie de Juillet « qui se relèvent le mieux rendre compte du mouvement de constitution progressive d’une législation organique des droits individuels – ce que l’on appelle, à proprement parler, les libertés publiques[37] ». Dans une telle perspective, seul l’Etat, en tant qu’organisation sociale, est à même de garantir la protection des libertés individuelles. Il appartient donc à l’Etat de mettre en place un régime légal de protection pour chaque liberté pour permettre aux individus de développer leurs facultés.
Pour Rossi, la dichotomie classique entre les droits privés et publics nécessite d’être complétée car les droits politiques, qui sont traditionnellement rattachés aux droits publics, doivent en être distingués. Cette distinction repose sur la notion de capacité. En effet, les droits politiques, qui « consistent dans la participation à la puissance publique », nécessitent une condition de capacité :« les droits publics sont la chose, les droits politiques sont la garantie[38] ». Il prend pour exemple la situation des enfants, des femmes et des fous, qui bénéficient tous de droits publics (la liberté individuelle ou la liberté d’opinion) mais qui ne bénéficient pas des droits politiques. Il ne nie pas la proximité entre ces deux catégories de droit, mais il considère qu’ils relèvent de deux ordres, de deux logiques différentes : « Supposez que demain on découvre un moyen certain de garantir les droits de l’Etat et des citoyens, sans gouvernement, il n’y aurait pas de droits politiques mais des droits publics. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des rapports très étroits entre l’organisation sociale et l’organisation politique, mais ces rapports sont précisément les rapports qui existent entre deux choses diverses, ce ne sont pas des rapports d’identité[39] ».
Pour Rossi, il existe donc trois catégories de libertés. S’il n’aborde pas la première, celle des droits civils, qui relève du cours de droit civil, il présente successivement les droits publics (leçons XXV à LXVII) et les droits politiques associés à l’organisation politique de la France (leçons LXVIII à CV).
Cette division fondamentale sera ensuite précisée et approfondie. Il abordera successivement, pour son exposé relatif aux droits publics des français qu’il définit comme des libertés fondamentales – « la liberté même garantie dans ses diverses manifestations par la loi fondamentale du pays[40] » –, les libertés individuelles, les libertés de l’esprit et les libertés économiques, sa classification des libertés découlant de la typologie des actes auxquels la liberté humaine s’applique.
Pellegrino Rossi identifie comme une première classe d’actes les « actes extérieurs proprement dits, les actes physiques[41] », indépendamment de leur finalité. Ces actes sont notamment couverts par la liberté d’aller et venir, la sureté[42] et « rentrent plus particulièrement sous le chef de la liberté individuelle[43] ». Ces libertés individuelles, qui sont abordées au sein des leçons XXVI à XLV, concernent la liberté d’action, la liberté de circulation, la sécurité. La liberté individuelle peut être appréhendée, pour Rossi, en fonction de trois points de vue différents : du point de vue de son possesseur, du point de vue des autres individus et du point de vue de la puissance publique[44]. S’agissant de ce dernier aspect, s’il implique évidemment l’imposition d’obligations par l’Etat à destination des individus, il implique également l’existence de prestations réclamées par les particuliers à l’Etat.
La deuxième classe d’actes identifiée par Rossi est celle qui concerne les libertés de l’esprit. Il retient de cette dernière une conception assez englobante dans laquelle il inclue la liberté de conscience, la liberté des cultes, la liberté d’expression, la liberté de la presse[45] – ces deux dernières se confondant sous la plume de Rossi[46] – et celle de l’enseignement[47]. S’il ne l’annonce pas explicitement dans sa leçon XXV, d’autres droits et libertés ressortissent, d’après lui, des libertés de l’esprit, tels que le droit de pétition et de la liberté d’association qui sont traités dans les LXe et LXIe leçons.
La troisième classe d’actes est celle des « actes par lesquels nous approprions les choses à notre bien-être matériel[48] », ce que l’on qualifierait aujourd’hui de libertés économiques. Il intègre dans ce périmètre le droit de propriété, les libertés de l’industrie et du commerce[49].
Il précise cette classification : « dans la première catégorie, je comprends, pour ainsi dire, tous les actes qui n’ont pas de classification spéciale, les actes qui ont rapport à la liberté individuelle ; dans la seconde je comprends ceux qui ont rapport à des libertés spéciales très précieuses, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement ; dans la troisième, les actes qui ont un rapport à la propriété, aux moyens d’acquérir, aux moyens d’existence et de bien-être[50] ». Comme l’a souligné le Professeur Tristan Pouthier, chez Pellegrino Rossi, « la liberté juridiquement garantie […], n’est que la forme extérieure qui permet à l’individu de développer ses facultés, selon sa propre spontanéité, mais par l’association avec autrui[51] ».
La classification proposée n’est pas neutre et il convient de rappeler le contexte dans lequel Pellegrino Rossi a élaboré ce premier cours de droit constitutionnel dispensé en France. En effet, la rapidité de l’accession de Rossi aux plus hautes fonctions dans notre pays n’a été possible que grâce au soutien et aux liens privilégiés qu’il entretenait avec le régime en place. Ces liens impliquaient évidemment pour Rossi qu’il soit un défenseur du régime. Et c’est dans cette perspective qu’il doit concevoir son cours de droit constitutionnel. Cela apparaît sous la plume de Guizot pour qui l’objet et le contenu du cours sont très clairs : « c’est l’exposition de la Charte et des garanties individuelles comme des institutions politiques qu’elle consacre. Ce n’est plus là, pour nous, un simple système philosophique livré aux disputes des hommes ; c’est une loi écrite, reconnue, qui peut et doit être expliquée, commentée aussi bien que la loi civile ou toute autre partie de notre législation[52] ».
Cette mission de défense de la Charte implique que son cours mette en avant les vertus et la supériorité du régime. Pour Rossi, la Charte de 1830 a permis de réaliser un idéal social. Il met ainsi en exergue l’originalité du système français qui, pour lui, est celui qui a su le mieux allier les principes de l’unité nationale et de l’égalité civile. Pellegrino Rossi identifie ce qu’il qualifie de « religion politique et sociale de la France »à travers« l’unité matérielle et morale par l’égalité civile[53] ». Ainsi, les institutions de l’Antiquité, mais également celles des Etats-Unis de l’Angleterre ou de la Suisse dans la période moderne n’ont pu atteindre un équilibre équivalent à celui de la France entre ces deux principes[54]. Il considère donc que la réunion de de l’unité nationale et de l’égalité civile, qui constitue un élément central de la réussite d’un régime politique, est un problème que seule la France a su résoudre.
Cet équilibre, qui n’existe qu’en France, justifie son appréhension et sa classification des libertés. Car la Charte, en réussissant là où les autres régimes ont échoué, a placé l’égalité civile à la base de l’organisation sociale de la France. Sur ce fondement, la Charte a mis en place un Etat, un ordre social constituant un idéal rationnel, qui a su apporter aux hommes les garanties juridiques permettant le libre développement de leurs facultés. Et seul un ordre social abouti et constitué en Etat tel que celui mis en place par la Charte peut permettre l’épanouissement réel des droits publics que sont la liberté individuelle, le droit de propriété, la liberté de la presse, la liberté de conscience ou la liberté de culte.
Un autre élément fondamental de l’approche de Pellegrino Rossi réside dans son adhésion aux travaux de l’école historique de Savigny[55]. En effet, l’approche historique est au cœur de la réflexion sur les libertés de Rossi.
Dans une telle perspective, le développement des libertés suit, d’après lui, une trajectoire sinusoïdale – selon que l’Etat privilégie l’ordre ou la liberté – qui doit, au final, aboutir à un certain équilibre. Précisons toutefois que si les principes sont saisis dès l’origine, c’est la concrétisation de leur garantie légale qui va fluctuer selon les périodes et les régimes. Dans la perspective historique qui est celle de Pellegrino Rossi, l’aboutissement de la protection d’une liberté se réalise lorsque la consécration de cette dernière permet, en alternant entre des phases de reculs et d’avancées, un retour au principe initial. Comme Rossi le précise à propos de la liberté de l’enseignement, tout en étendant son analyse aux autres libertés : « en fait de liberté d’enseignement comme de plusieurs autres libertés, après un long détour on est revenu aux principes qui avaient été abandonnés. Seulement on est revenu à ces principes dans un temps où la réalisation, où l’application de ces principes est chose possible[56] ».
Et évidemment, pour Rossi, ce processus de maturation a abouti sous la Monarchie de Juillet[57]. La méthode retenue dans l’exposition de son Cours de droit constitutionnel avait donc pour objectif de parvenir à cette conclusion, « l’art de M. Rossi consistait à partir de principes très libéraux pour arriver à démontrer que la Charte de 1830 contenait la consécration de ces principes[58] ».
Il ressort de ce qui précède que la réflexion relative aux libertés de Pellegrino Rossi relève ainsi d’une approche globale qui irrigue l’ensemble de son œuvre, qui présente, de ce point vue, une certaine unité. En effet, dans son œuvre, la liberté « revêt une importance centrale, même d’un point de vue technique. Ce n’est pas sans raison ni par hasard que ses réflexions en matière de procédure pénale se trouvent surtout dans son Cours de droit constitutionnel qui est par excellence le lieu de l’engagement sur le terrain des libertés publiques, qui fait des règles et des questions de procédure un aspect du « droit public » en tant que droit touchant à l’organisation et la garantie des libertés[59] ».
Si la doctrine de Pellegrino Rossi
est orientée par sa défense de la Monarchie de Juillet cela n’enlève rien à l’intérêt
et à la modernité de sa conception de la garantie des libertés qui ne peut être
assurée que dans Etat légal suffisamment mature pour assurer aux individus la
possibilité de développer leurs facultés au sein de l’ordre social.
[1] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, introduction de J. Boudon, Paris, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2012.
[2] A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Compagnoni, Filangieri, Rossi : trois précurseurs italiens du droit constitutionnel, préface de Marcel Morabito, Paris, La mémoire du droit, 2019.
[3] Pour une synthèse récente et complète du parcours personnel et intellectuel de Pellegrino Rossi, voir J. Boudon, « Introduction à la réédition », in P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, Op. Cit.
[4] H. Baudrillart, « Pellegrino Rossi », in Publicistes modernes, Paris, Didier et Cie, 1862, p. 404-454. A. Dufour, « Pellegrino Rossi publiciste », in Des libertés et des peines, Actes du colloque Pellegrino Rossi organisé à Genève les 23 et 24 novembre 1979, Genève, Georg & Cie, coll. Mémoires publiés par la Faculté de droit de Genève, 1980, p. 213-247.
[5] P. Rossi, Traité de droit pénal, 3 t., Genève – Paris, Barbezat – Sautelet, 1829, 308, 340 et 318 p.
[6] T. Pouthier, Au fondement des droits. Droit naturel et droits individuels en France au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la pensée juridique, n° 10, 2019, p. 272 et s.
[7] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, XXVe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. 16.
[8] Ibidem., XLIIIe leçon, p. 339.
[9] A. Dufour, « Sens et méthode de l’enseignement du droit constitutionnel chez Pellegrino Rossi », in A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Compagnoni, Filangieri, Rossi : trois précurseurs italiens du droit constitutionnel, Paris, La mémoire du droit, 2019, p. 147-172.
[10] T. Pouthier, Op. Cit., p. 272.
[11] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Leçon inaugurale, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. LXXIII.
[12] Le second, l’unité nationale (la réunion dans un seul et même tout des diverses parties de l’Etat) domine, pour sa part, l’organisation politique. Ibidem, p. LXXIII-LXXIV.
[13] Idem.
[14] Pour Rossi, cette application de l’égalité civile à l’ensemble des faits de la vie sociale est le principal apport de la Révolution, voir« Observations sur le droit civil français considéré dans ses rapports avec l’état économique de la société », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 18.
[15] P. Rossi, « De la démocratie en Amérique, par M. Alexis de Tocqueville », Revue des Deux Mondes, Quatrième série, t. XXIII, 1840, p. 886-904.
[16] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., XVIIe leçon, p. 256 : « Ce serait, non l’égalité des hommes libres, mais l’égalité des esclaves qui vivent des mêmes aliments, sont rangés à peu près dans les mêmes cabanes, couverts à peu près des mêmes haillons, chargés à peu près des mêmes chaînes, quelle que puisse être d’ailleurs la diversité de leurs facultés intellectuelles et physiques ».
[17] P. Rossi, « Droit constitutionnel français. Fragment », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 36 et s.
[18] Ibidem, p. 49 : « Nous appelons organisation sociale l’ensemble des règles qui déterminent et des garanties qui assurent l’ordre social en ce qui concerne les droits et les obligations des individus ».
[19] Idem : « L’ensemble des règles qui déterminent et des garanties qui assurent la constitution du pouvoir social, les droits et les obligations de l’Etat, nous l’appelons organisation politique ».
[20] Idem.
[21] Ibidem, p. 50.
[22] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 12.
[23] Idem.
[24] Ibidem, p. 9.
[25] P. Rossi, « Droit constitutionnel français. Fragment », Op. Cit., p. 50-51.
[26] Pellegrino Rossi est conscient qu’« ordinairement, on distingue les droits en droits privés ou civils, comme on les appelle, et en droits politiques », P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 9.
[27] Idem.
[28] Précisons qu’il évoque de manière indifférente les droits publics ou sociaux du fait que ces derniers ne peuvent exister et être protégés qu’à l’état social.
[29] Alfred Dufour rappelle que cette dichotomie s’inspire de celle établie en 1789 par Sieyes entre les droits naturels et civils et les droits politiques, voir A. Dufour, « Pellegrino Rossi publiciste », in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 238-240.
[30] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 9.
[31] Idem.
[32] Idem.
[33] P. Rossi, « L’étude du Droit dans ses rapports avec la civilisation et l’état actuel de cette science », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 385.
[34] Idem.
[35] A. Dufour, « Droits de l’Homme, droit naturel et droit public dans la pensée de Pellegrino Rossi », in A. Auer et al., Aux confins du Droit, Essais en l’honneur du Professeur Charles-Albert Morand, Bâle/Genève, Helbing & Lichtenhahn, 2001, p. 193-206.
[36] P. Rossi, « L’étude du Droit dans ses rapports … », Op. Cit., p. 362.
[37] T. Pouthier, Op. Cit., p. 279.
[38] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 11.
[39] Ibidem, p. 10-11.
[40] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, XXVe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. 12.
[41] Ibidem, p. 13.
[42] Idem : « la liberté d’action, la liberté locomotive, la liberté qu’on a appelé sécurité ».
[43] Idem.
[44] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVIème leçon, p. 16-19.
[45] Qui fera l’objet de ses leçons LI à LVIII.
[46] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 3, LIIIe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1867, p. 34.
[47] Leçon LIX.
[48] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVe leçon, p. 13.
[49] Leçons LXII et LXVII.
[50] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVe leçon, p. 14.
[51] T. Pouthier, Op. Cit.,, p. 274.
[52] Le Moniteur Universel, n° 256, 24 août 1834. Voir Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., p. V.
[53] Idem., p. 245.
[54] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XVIème leçon, p. 247-248.
[55] P. Caroni, « Pellegrino Rossi et Savigny. L’école historique du droit à Genève », in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 15-40 ; A. Dufour, « Sens et méthode de l’enseignement du droit constitutionnel chez Pellegrino Rossi », in A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Op. Cit., p. 147-172.
[56] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 3, Op. Cit., LIXe leçon, p. 157.
[57] Idem : « Le principe […] est posé dans la Charte ».
[58] G. Colmet-Daage, « M. Rossi à l’école de droit », Comptes rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, Notice lue par M. Glasson, séance du 22 mai 1886,Picard, Paris, 1886, p. 117.
[59] M. Sbriccoli, « Pellegrino Rossi et la science juridique » in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 186.
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