Voici la 51e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui de l’article de Mmes Marietta Karamanli & Mélina Elshoud publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).
Volume IV : Jean Jaurès & le(s) droit(s)
Ouvrage collectif sous la direction de Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz
– Nombre de pages : 232 – Sortie : mars 2020 – Prix : 33 €
Jaurès en 2020 : entre instrumentalisation(s) & héritage(s)
Marietta Karamanli & Mélina Elshoud Députée de la 2e circonscription de la Sarthe & Conseillère départementale de la Sarthe
Mesdames, Messieurs les Professeurs, Mesdames, Messieurs,
Vos contributions l’ont toutes très bien démontré : Jean Jaurès est bel et bien un acteur
politique de notre temps, en ce sens que, nombreuses sont toujours les
références à son travail, à sa pensée, à son action publique.
Parmi ces références, il est intéressant de constater que les discours
des responsables politiques français lui réservent une place particulière, mais
surtout grandissante ; certains commentateurs[1]
ayant évoqué une « Jaurèsophilie »
ou une « Jaurèsmania ».
Il n’y a pas de récente campagne électorale nationale française, et
notamment présidentielle, qui échappe à une volonté d’appropriation, ou du
moins à des manœuvres que nous qualifierons librement « d’assimilation »
de la pensée de Jean Jaurès par
les principaux courants politiques de notre vie nationale. Gilles Candar, un des meilleurs spécialistes de
l’homme et de son œuvre – que nous saluons – a lui-même publié un long papier
sur la campagne présidentielle de 2007 et la revendication par des partis de
droite du tribun socialiste, un phénomène qu’il qualifie de « nouveau[2]», non pas dans son principe, mais
dans son ampleur depuis le début de la Ve République.
En 2007, la droite scande « Je
me sens l’héritier de Jaurès[3] »
et la gauche conteste une « captation
d’héritage[4]». Cette bataille mémorielle avait
inspiré à Philippe Bilger cette
question simple, bien qu’il la trouve lui-même « infiniment vulgaire[5]» : « A qui
appartient Jaurès ? ».
Dans le cadre de cette intervention, nous n’avons pas cherché à répondre
à cette question – non pas qu’elle soit mal posée car au contraire elle résume
bien le « procès en légitimité[6] »
qui est fait aujourd’hui à celui qui décide de citer Jaurès – mais parce que la réponse nous semble
indubitable et donc dénuée d’intérêt : Jean Jaurès n’appartient à personne, ou plutôt, il appartient à
tout le monde, en ce qu’il est, comme l’écrit Gilles Candar, « le
patrimoine commun de l’humanité[7] ».
Nous avons eu à cœur toutes deux de faire œuvre d’analyse en soumettant à
une démarche libre et contradictoire notre examen de la filiation revendiquée d’un
homme, à la fois, acteur et décideur politique, et universitaire.
Nous avons souhaité, d’une part, mettre en exergue les motivations qui
conduisent, quel que soit le bord politique, des responsables élus à se référer
à Jaurès.
Nous avons souhaité, d’autre part, voir si ces citations correspondaient
bien à la philosophie de Jaurès,
mais non pas en passant chacune des assertions de nos responsables politiques à
la moulinette critique de leur pertinence au regard des principes et
propositions de Jean Jaurès – ce
qui aurait demandé une grande familiarité avec l’œuvre de Jaurès que nous ne prétendons pas avoir
et ce qui risquerait d’encourir le reproche d’une interprétation du passé à la
lumière d’enjeux en opportunité du présent – mais, nous avons essayé de tirer
des enseignements de la façon dont Jaurès
lui-même a pu utiliser des références à une œuvre ou à un propos de ses
prédécesseurs pour éclairer l’actualité politique contemporaine.
Evidemment, notre propos est « situé » c’est-à-dire que nous
parlons d’une place particulière, élu-e-s toutes deux, avec des engagements
partisans, et nous avons l’expérience de celles et ceux qui citent Jaurès avec parfois du talent mais
surtout le souhait de trouver ou gagner une légitimité que donnerait l’Histoire
en disant que lui, Jaurès, l’aurait
ou pas, fait ou pensé.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous souhaiterions vous rappeler
quelques exemples caractéristiques de cette « assimilation »
politique des propos de Jean Jaurès.
En avril 2007, lors d’un meeting dans la région, Nicolas Sarkozy alors candidat à la Présidence
de la République cite une trentaine de fois Jean Jaurès[8]
déclarant qu’il s’en sent « l’héritier ».
« Laissez dormir Jaurès »
demande-t-il à la gauche d’aujourd’hui qui, selon lui, « n’aime pas le
travail » contrairement à celle d’hier, et à la droite qu’il incarne
et qui veut permettre à ceux qui veulent travailler plus pour gagner davantage
de pouvoir le faire. Un peu plus tard, à l’occasion d’un meeting à Paris pour
les législatives, François Fillon
s’offusque[9]
« Est-ce la faute des citoyens, si
le parti de Jaurès et de Blum est devenu l’un des plus
rétrogrades d’Europe ? ».
En janvier 2011, à Tours, Marine Le
Pen évoque, lors du congrès de son
mouvement, la pensée jaurésienne et déclare que Jaurès aurait dit en son temps « A celui qui n’a
plus rien, la patrie est son seul bien », confirmant, selon elle, qu’il
a été « lui aussi trahi par la
gauche du FMI ». Cette
référence n’est pas nouvelle puisqu’en 2007 déjà, son père Jean-Marie Le Pen
avait fait valoir une pseudo filiation au patriotisme de Jaurès, et en 2009, cette citation avait
orné les affiches de la campagne européenne de Louis Aliot et notamment à Carmaux, suppléée par la phrase « Jaurès
aurait voté Front national ».
En 2012, à Toulouse, François Bayrou
alors candidat à l’élection présidentielle et contestant le Président sortant,
Nicolas Sarkozy, cite Jaurès, en reprenant son propos selon
lequel « On doit les mener [les Français] sur le seul chemin qui
soit le chemin de la République, on doit les mener vers les hauteurs […]. C’est
trahir la République que de la tirer vers le bas[10] » !
Le 23 avril 2014, François Hollande,
Président de la République, vient expliquer ses réformes à Carmaux et rappelle
à cette occasion que Jaurès
« enseignait la patience de la réforme, la constance de l’action, la
ténacité de l’effort[11] ».
En juillet 2014, Jean-Christophe Cambadélis
en visite à Carmaux compare François Hollande,
alors en difficulté face à sa propre majorité parlementaire et à l’opinion, à
Jean Jaurès. Selon lui, les deux
hommes partagent un destin commun ; ils auraient été de grands incompris
de leur époque. Il déclare « Il est intéressant de constater que [Jean
Jaurès], en son temps décrié,
honni, vilipendé – on l’a même assassiné – soit devenu par la suite une figure
de notre nation[12] ».
La même année, en juin, Manuel Valls,
Premier ministre en visite au Centre des monuments nationaux pour inaugurer une
exposition sur le centenaire de la mort de Jaurès,
affirme que ce dernier aurait voté le « pacte de responsabilité », une mesure chère à François Hollande qui vise à alléger les charges
sociales des entreprises s’engageant à embaucher, car il aurait été, selon lui,
« de ceux qui veulent gouverner et qui veulent que la gauche gouverne
dans la durée[13] ».
En face, dans une tribune intitulée « Jaurès revient ! Ils ont changé de
camps ! », Jean-Luc Mélenchon
lui reproche de « Faire parler les morts pour endormir les vivants[14] ».
Paradoxalement, il se soumet lui-même dans le reste de sa lettre à cet exercice
délicat consistant à expliquer ce qu’aurait fait Jaurès s’il était encore vivant[15].
En juillet 2017, le même Jean-Luc Mélenchon,
élu de son mouvement La France
insoumise, aurait demandé au Président de l’Assemblée nationale la place
dans l’hémicycle autrefois occupée par Jaurès[16].
Enfin, en mai 2017, quelques semaines avant, Emmanuel Macron, candidat à l’élection
présidentielle en meeting à Albi,
déclare que Jean Jaurès « n’est pas celui qu’on veut nous faire croire. C’était
un homme qui aimait la liberté beaucoup plus que ceux qui le citent à loisir
aujourd’hui. C’était à ce titre un défenseur de l’entrepreneur ce qui surprend
souvent […]. Il est en quelque sorte l’homme du « en même temps »
que je porte aujourd’hui. Il n’était pas enfermé dans l’égalitarisme[17] ».
Autant d’égards et d’hommages peuvent surprendre[18].
Quatre motifs, qui peuvent se superposer et jouer ensemble, nous
paraissent expliquer cet engouement au moins « facial » pour la place
et la parole qu’incarne le philosophe et député que fut Jean Jaurès.
I.
La première raison est la conquête ou la reconquête en légitimité d’un électorat de gauche attaché à la tradition d’un socialisme français, indépendant, démocratique, exigeant quant aux finalités, et dépassant les appareils. Citer Jaurès c’est d’abord puiser dans l’imaginaire collectif de la gauche et renvoyer aux combats et aux idéaux de l’homme. De ce point de vue, on cite beaucoup Jaurès pour susciter de l’espoir et de l’effervescence. D’ailleurs, à gauche, chaque campagne nationale comprend son meeting à Toulouse, à Albi ou à Carmaux, lequel offre une occasion privilégiée de puiser dans l’œuvre de Jaurès : ce fut le cas pour François Hollande en 2012, pour Benoit Hamon et Jean-Luc Melenchon en 2017, ou encore pour Raphaël Glucksmann en 2019.
Toujours pour retrouver de la légitimité, on utilise aussi Jaurès comme
« justification », comme pour dire qu’une mesure est « vraiment de gauche même si elle n’en a
pas vraiment l’air ». Les propos précités de Jean-Christophe Cambadelis, de Manuel Valls ou de François Hollande, valorisant le pragmatisme de Jaurès et rappelant parfois l’impopularité
de ses positions, peuvent facilement y trouver une raison d’être.
Enfin, et toujours dans cette volonté de légitimer ou justement de
délégitimer, on cite Jaurès pour
critiquer des politiques « pas assez de gauche ». Cette
démarche a été beaucoup utilisée par
La France insoumise ou le Front
national pour fustiger les réformes prises sous le quinquennat de
François Hollande, notamment dans
l’objectif de s’adresser à un électorat ouvrier, qui
constituait historiquement une base électorale du socialisme[19].
Les propos de Jaurès sur le
protectionnisme, sur le travail, sur la patrie ont été beaucoup utilisés car
ils servent des revendications sociales et donc une « une prolétarisation du discours[20] ».
II.
La deuxième raison est la volonté de rassemblement des candidats à l’élection présidentielle qui doivent dépasser leur camp et pour lequel la référence à Jaurès rend possible un ralliement au-delà du camp droite-gauche. Les propos tenus par les deux candidats qu’ont été successivement Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron dans leur registre spécifique peuvent y trouver leur origine.
III.
La troisième raison s’apparente à une vision nationale dans laquelle la figure de Jaurès est consensuelle, même si marquée à gauche, une figure qui a fait la France au même titre que d’autres figures historiques et dont la mort au service de la paix transcende les différences et les oppositions mêmes violentes d’avant ! On cite Jaurès comme on cite de Gaulle, Aristote, Briand, etc. C’est un « marqueur » intéressant pour des partis qui veulent nourrir ou « se racheter » en quelque sorte une image républicaine.
IV.
Enfin, la quatrième raison tient moins au fond qu’à la forme : Jaurès rassemble car tout le monde lui reconnaît des qualités « politiques » essentielles.
Il est d’abord très bon orateur, surnommé Saint-Jean Bouche d’Or. D’ailleurs, sa figure est souvent utilisée par des agences de communication, de management et de formation à la prise de parole en public et on le retrouve en librairie dans Convaincre comme Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception[21].
Fondant son engagement sur des valeurs universelles – ses propos sur le
courage, l’humanité ou l’optimisme sont ceux qui sont le plus cités par les
élus de tous bords – il apparaît comme un homme de convictions tout autant que
de consensus, un homme respectueux des traditions mais marquant par son
originalité, et prouvant, s’il le faut, que ces qualités ne sont pas
inconciliables.
Tout cela lui vaut d’être respecté et craint, admiré par ses soutiens et
ses adversaires, faisant de lui un grand homme public. Citer Jaurès aujourd’hui pour un élu, c’est
admettre de prendre en modèle un homme politique de son envergure.
Il s’agit là, nous semble-t-il d’une vision de Jaurès qualifiable de « patrimoniale » ; elle n’est,
elle-même, pas exempte d’une vision partisane tendant à faire de Jaurès une référence évoquant davantage
le passé de la France que son actualité. Cette vision peut être revendiquée à
titre subsidiaire par les uns et les autres.
A l’évidence, certains responsables peuvent avoir un rapport personnel à
l’auteur et acteur Jaurès pour l’avoir
lu, avoir étudié son action et ses prises de positions sur le long terme, cela
devient alors souvent plus intéressant.
A l’évidence aussi, certains responsables « font leur marché »
dans une pensée qui reste vivante car elle pose des questions et tente de
dessiner un chemin, mais les comparaisons s’arrêtent souvent sur un point, un
sujet, une crise, et ils n’envisagent pas sa pensée comme un tout, un mouvement
et c’est là que peuvent émerger des contre-sens majeurs.
La plupart de ces citations procèdent d’ailleurs, nous l’avons laissé
percevoir, d’une logique de communication visant par une phrase à revendiquer
une part de l’héritage sans même connaître les problématiques d’ensemble
posées. On use de la légitimité de Jaurès
pour en faire un « supporter » de renom.
Nombreuses sont, malheureusement, les références appartenant à cette
dernière typologie de citations, utilisées non pas pour éclairer une vision et
nourrir un débat, mais comme un argument d’autorité et un faire-valoir pour
conforter une position que l’on veut indiscutable.
Ainsi, on constate avec désarroi que ceux qui mettent en avant l’intérêt
porté au travail par Jaurès, le
font au détriment de son souhait de mettre fin au salariat et de partager les
moyens de production avec les travailleurs. Ceux qui mettent en avant le rôle
et l’importance de la patrie pour Jaurès,
oublient souvent sa conviction profonde que « le jour où un seul
individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures
pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de
patrie serait morte[22] ».
Journalistes, universitaires, politiques ont souvent condamné les
citations « tronquées » de Jaurès
qui conduisent des responsables politiques à lui faire dire autre chose, comme
François Fillon en 2007 dont l’article
tronqué en faisait le défenseur du patronat[23],
ou comme Marine Le Pen en 2011, citant une citation non
référencée et en fait inexistante dans les écrits de Jaurès[24],
ou qui conduisent à passer sous silence une partie de son propos, à l’image de
Raphaël Glucksmann qui citait, à
Toulouse, il y a quelques mois, Jaurès
pour sa conviction dans le caractère réformateur du Parti socialiste, tout en taisant le fait que cette conviction
tient à ce que le parti veut, à l’époque, nous citons, « abolir le salariat, résorber et supprimer
tout le capitalisme[25] ».
Au cours de nos lectures, nous avons remis la main sur un texte de Jaurès, et plus précisément sur une
conférence de philosophie qu’il donna à l’Université de Toulouse en 1893 sur
« les idées politiques et sociales
de Rousseau[26]», philosophe qu’il considère
comme une de ses sources d’inspiration.
Nous l’avons trouvé intéressant car il donne une illustration de la façon
dont Jaurès avait lui-même pu
utiliser l’œuvre d’un de ses prédécesseurs au service d’une analyse de la
politique contemporaine à laquelle il aimait se livrer, plus d’un siècle après.
Nous avons en effet tenté de voir si selon lui il était possible de juger
les effets d’idées politiques énoncées pour changer un monde, alors même que ce
monde a changé et peut encore être changé. Dans ce cours, Jaurès met en évidence quelques éléments
significatifs de la pensée de Rousseau
et établit une réelle continuité entre sa pensée socialiste et celle du
philosophe des Lumières. Tout d’abord, il considère que Rousseau est au commencement de l’idée
socialiste, je cite, « qui était en lui, par son désintéressement, son
détachement personnel[27] ».
Rousseau est un homme d’esprit
« désintéressé », et c’est selon Jaurès,
ce qui a donné de l’autorité à ses idées. Mais dans le même temps, c’est ce
« désintéressement » qui l’a empêché, selon lui, d’être un « penseur d’action[28]» c’est à dire de « croire à la possibilité d’obtenir les transformations
profondes exigées par le droit[29]».
Le deuxième élément, c’est qu’il est un penseur de l’idéal de la liberté
politique et de l’égalité sociale. Il pense les institutions comme régulant la
société mais aussi comme pouvant enchaîner les individus. S’il se félicite des
progrès, il connaît l’effet néfaste des passions qui se déchaînent. C’est ce
qui nourrit chez lui la force de l’idée du Droit, notamment pour encadrer la
question de la propriété individuelle, car il a ce mot fort : « la
faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain[30] ».
Dans son cours, Jaurès met
en évidence la cohérence et la cohésion d’une pensée complète habitée par le
souci de l’égalité et des solutions concrètes à y apporter, et dont le défaut
majeur est pour Rousseau de ne pas
avoir suffisamment « cru », nous citons Jaurès, « à sa chimère[31]! ».
Car Jaurès constate que Rousseau,
qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès possible
de cette Révolution et, il confesse même qu’il n’est « pas sûr que pour cet homme concentré, fermé
à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une
nouvelle cause de désespoir[32]». Et, pourtant la liberté y a été
acquise et persiste un siècle plus tard. Il constate aussi que si les clauses de son contrat
social n’ont jamais été exposées, partout elles ont été facilement adoptées et
reconnues. S’il n’y trouve pas de solution précise pour décliner son action
politique, Jaurès puise dans Rousseau l’inspiration de la Justice, l’attachement
au Droit, et il y puise aussi par expérience d’une Révolution que Rousseau n’a
pas connue, l’optimisme et la conviction qu’un jour « la grandeur des événements répond à la
grandeur de la pensée[33] ».
Ainsi si on veut établir une continuité, si ce n’est parfaite, du moins
logique entre Jaurès et la
politique d’aujourd’hui, on devrait rétablir un lien entre sa vision politique
d’ensemble et son comportement et les enjeux du moment.
Comme l’a très justement écrit Gilles Candar,
« la politique n’a de sens pour lui que rattachée à une conception
générale de la vie et de l’humanité[34] ».
Ceux qui se revendiquent de Jaurès
n’ont pas toujours eu la chance ou tout simplement le souhait de connaître
« le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et
portait un modèle de société[35] »
comme le disait le socialiste et ancien Premier ministre Michel Rocard. Ce dernier insistait sur cette
dimension essentielle : « Il y avait la conscience de porter une
histoire collective, elle était notre ciment[36]».
A l’évidence, cet intérêt et ce désir n’existent pas toujours chez ceux
qui le célèbrent ou lui empruntent un morceau d’intelligence ou de gloire. Ils
n’existent pas chez ceux que Jaurès
appelait les « hommes pratiques[37]» qui « emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du
peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée
précise qui puisse inquiéter les privilégiés[38] ».
Par ailleurs, la crise du socialisme démocratique actuelle dépasse largement la
question des citations et de ceux qui les utilisent.
Il faut néanmoins rappeler cette part manquante : citer Jaurès c’est peut-être en partie
« du » Jaurès, mais c’est
seulement en partie[39],
sans le socialisme et la préoccupation de porter un regard sur un fait
essentiel tel qu’il résumait la pensée de Rousseau :
« Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en
échange de la liberté dont il fait abandon[40] ».
Pour conclure, il nous semble que la pensée de Jaurès reste « dynamique » parce que ses propos
peuvent faire écho à des évènements et questionnements contemporains variés
posés par la mondialisation, par la recherche de la paix, par la paupérisation
et la peur du déclassement qu’elle nourrit, par la montée des individualismes
et des nationalismes, par le dérèglement climatique et la question de la
décroissance, par le fonctionnement de nos institutions ou encore par la
réglementation du droit du travail.
Nous ne prendrons qu’un exemple ; au moment où se discute la place
et le rôle de la nature dans notre société et où l’avenir des territoires
ruraux est interrogé, il est éclairant de relire une dernière fois Jaurès, que nous citons : « Demain,
si comme l’espèrent tous les socialistes, un nouveau système social et le
perfectionnement de tous les moyens de communication permettent aux hommes de
se disséminer dans les campagnes au lieu de s’entasser dans des villes
démesurées, l’humanité pourra revenir à un stade antérieur ; et ce sera
pourtant un progrès immense, car pouvoir vibrer à la fois, par un double
contact, de l’immense vie remuante des hommes et de l’immense vie paisible des
choses, quelle plénitude et quelle joie[41] ! ».
Nous aimons à croire qu’il n’aurait pas vu d’un mauvais œil que ses idées
soient reprises, citées, commentées, car il aimait nourrir le débat, enseigner
pour cultiver, et partager ses sources d’inspiration et de questionnement. Il
voulait nourrir des esprits libres, c’est ce qui justifiait aussi son amour et
sa confiance dans la République.
Si le terme « instrumentalisation » renvoie à une connotation
négative, elle ne désigne que le fait d’utiliser quelque chose ou quelqu’un
comme un instrument, mais elle ne dit pas au service de quoi. Et il nous semble
qu’utiliser Jaurès pour faire progresser
les idées du socialisme, pour nourrir la réflexion politique et juridique comme
aujourd’hui, pour « aller à l’idéal
et comprendre le réel[42]», pour expliquer la complexité du
monde tout en le rendant plus facile à vivre pour tous, pour exiger autre chose
de nos modèles sociaux et économiques, pour faire vivre et démocratiser sa
pensée, cet héritage ; pour toutes ces raisons au moins, utiliser Jaurès reste une belle façon de lui
rendre hommage.
[1] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; 2014 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) (consulté le 11/08/2019).
[2] Candar Gilles,
« Jaurès en campagne » in
Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ;
p. 1 ; [http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479]
(consulté le 08/08/2019).
[3] Propos tenus par Nicolas Sarkozy en 2007 lors d’un meeting à Toulouse, et contestés
par le Premier secrétaire du Parti socialiste de l’époque, François Hollande. V. « Cent ans
après la mort de Jaurès, les
politiques se disputent son héritage » in Site du Journal Le Parisien ; 2014 ;
[http://www.leparisien.fr/politique/videos-cent-ans-apres-la-mort-de-jaures-les-politiques-se-disputent-son-heritage-28-07-2014-4033231.php]
(consulté le 08/08/2019).
[5] Philippe Bilger,
« A qui appartient Jaurès ? »
in Blog de Philippe Bilger ; 2007 ;
[https://www.philippebilger.com/blog/2007/01/index.html] (consulté le 22/08/2019).
[6] A propos d’une autre querelle autour de la figure de Jaurès lors des élections régionales de
2015, V. « A Carmaux, Louis Aliot
et Carole Delga s’opposent autour
de la figure de Jaurès » in
Site du Journal France 3 ; 2015 ; [https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/tarn/carmaux-louis-aliot-et-carole-delga-s-opposent-autour-de-la-figure-de-jaures-832303.html]
(consulté le 12/08/2019).
[7] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 5 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).
[8] « 2007 : « je me sens l`héritier de Jaurès » (Sarkozy) » in Site du journal Challenges ;
2007 ; [https://www.challenges.fr/entreprise/2007-je-me-sens-l-heritier-de-jaures-sarkozy_387775]
(consulté le 08/08/2019).
[9] Micoine
Didier, « Fillon se fait le
chantre de l’ouverture » in Site du journal Le Parisien ; 2007 ; [http://www.leparisien.fr/politique/fillon-se-fait-le-chantre-de-l-ouverture-15-06-2007-2008125323.php]
(consulté le 08/08/2019).
[10] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) 2014 ; (consulté le 11/08/2019).
[11] « Dans son hommage à Jaurès, Hollande demande « de la patience » aux Français » in Site du journal Le Parisien ; 2014 ; (http://www.leparisien.fr/politique/dans-son-hommage-a-jaures-hollande-demande-de-la-patience-aux-francais-23-04-2014-3789203.php) (consulté le 22/09/2019).
[12] Boni Marc
(de), « Cambadélis tente une comparaison entre Hollande et Jaurès » in Site du Journal Le Figaro ; 2014 ; [http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2014/07/30/25002-20140730ARTFIG00069-cambadelis-tente-une-comparaison-entre-hollande-et-jaures.php]
(consulté le 13/08/2019).
[13] Chazot Sylvain, « D’après Manuel Valls, Jean Jaurès aurait voté le pacte de responsabilité » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2014 ; (https://lelab.europe1.fr/D-apres-Manuel-Valls-Jean-Jaures-aurait-vote-le-pacte-de-responsabilite-15227) (consulté le 09/08/2019).
[14] Mélenchon Jean-Luc,
« Jaurès reviens ! Ils
ont changé de camp ! » in Site du Journal du dimanche ; 2014 ; [https://www.lejdd.fr/Politique/Melenchon-Jaures-reviens-Ils-ont-change-de-camp-677766]
(consulté le 22/08/2019).
[15] « Quand Hollande
abdique le pouvoir des Français dans les mains des androïdes de la Commission
européenne, Jaurès lui tire l’oreille […] Quand
Hollande soutient le gouvernement Netanyahou, il se fâche » inibid.
[16] Tronche
Sébastien, « Où l’on apprend que Jean-Luc Mélenchon
voulait le siège de Jaurès à l’Assemblée
nationale » in Site du journal Le Lab Europe 1 ;
2017 ; [https://lelab.europe1.fr/ou-lon-apprend-que-jean-luc-melenchon-voulait-le-siege-de-jaures-a-lassemblee-nationale-3380561]
(consulté le 22/08/2019).
[17] « Interview exclusive d’Emmanuel Macron : « Je suis un patriote réformateur » » in Site du journal La Dépêche ; 2017 ; (https://www.ladepeche.fr/article/2017/05/03/2567441-interview-exclusive-d-emmanuel-macron-je-suis-un-patriote-reformateur.html) (consulté le 22/08/2019). V. aussi Apel-Muller Patrick, « Comment Emmanuel Macron a kidnappé Jaurès » in Site du journal l’Humanité ; 2017 ; (https://www.humanite.fr/comment-emmanuel-macron-kidnappe-jaures-635748) (consulté le 22/08/2019).
[18] Il a été noté qu’aucun responsable politique national
de l’extrême gauche (il en va ainsi des partis ou organisations politiques se
réclamant du trotskysme) n’a cité ou n’a dit être inspiré par Jean Jaurès en 2007, en 2012 ou en 2017,
pourtant Trotsky avait considéré
en 1915 que Jaurès était bien un
idéaliste démocrate même si la lutte des classes façon léniniste ne l’avait pas
suffisamment gagné.
[19] Selon Florian Gougou, historien, cité par Le Figaro « les évolutions du vote des ouvriers sont portées par le renouvellement des générations » et « le recul du vote de gauche des ouvriers [est alimenté] par l’arrivée de nouvelles cohortes dans le champ électoral, qui n’ont jamais eu des habitudes de vote à gauche […] Ces nouvelles cohortes votent de plus en plus pour le Front national. Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui hier votaient pour la gauche qui aujourd’hui votent pour le FN » in site du Figaro ; 2014 ; (https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/07/31/01016-20140731ARTFIG00091-quand-le-front-national-reprend-jaures.php) (consulté le 23/08/2019).
[20] Nitkowski
Octave, « Quand le Front national cite Jaurès » in
Blog d’Octave Nitkowski ; 2014 ; [https://www.huffingtonpost.fr/octave-nitkowski/quand-le-front-national-cite-jean-jaures_b_4670481.html]
(consulté le 17/08/2019) : « Le Front national à la sauce Marine Le Pen reprend non seulement, comme
chacun le sait, des idées de gauche mais s’approprie désormais – chose nouvelle
– l’imaginaire collectif de gauche ».
[21] Chanoir
Yohann & Harlaut Yann, Convaincre
comme Jean Jaurès :
Comment devenir un orateur d’exception ; Paris, Eyrolles ; 2014.
[22] Jaurès
Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ;
Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 83.
[23] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).
[24] Chamayou Grégoire, « Marine Le Pen et la fausse citation de Jaurès » in Site du journal Libération ; 2011 ; (https://www.liberation.fr/france/2011/01/21/marine-le-pen-et-la-fausse-citation-de-jaures_708831) (consulté le 17/08/2019).
[25] Extrait du discours de Jean Jaurès prononcé au Congrès de la Sfio à Toulouse en 1908. V. « Raphaël Glucksmann falsifie Jean Jaurès pour son premier meeting » in Site du média agauche.org ; 2019 ; (https://agauche.org/2019/04/07/raphael-glucksmann-falsifie-jean-jaures-pour-son-premier-meeting/) (consulté le 23/08/2019).
[26] Jaurès
Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » inRevue de
Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.
[27] Jaurès
Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » inRevue de
Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.,
édition numérique réalisée par Bertrand Gibier,
publiée sur le Site de l’Université
de Québec à Chicoumi ;
[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html]
(consulté le 23/08/2019).
[34] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).
[35] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).
[39] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).
[40] Jaurès
Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » inRevue de
Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.,
édition numérique réalisée par Bertrand Gibier,
publiée sur le Site de l’Université
de Québec à Chicoumi ;
[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html]
(consulté le 23/08/2019).
[41] Jaurès
Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ;
Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 66.
[42] Jaurès
Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ;
Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 137.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Voici la 36e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Gilles CANDAR consacré à la République sociale & Jaurès et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).
Volume IV : Jean Jaurès & le(s) droit(s)
Ouvrage collectif sous la direction de Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz
– Nombre de pages : 232 – Sortie : mars 2020 – Prix : 33 €
Gilles Candar Professeur de chaire supérieure honoraire en histoire, Président de la Société d’études jaurésiennes
A
l’origine, pour Jean Jaurès, jeune
Français de son temps, il faut sans doute évoquer la patrie. Il éprouve à son
égard comme une première passion. La patrie structure ses premières affections,
la raison de ses combats initiaux, le but de sa vie et elle conduit ses
premières réflexions. Plus que des paysages et des souvenirs historiques ou
littéraires, elle est d’abord pour lui une affaire humaine. Elle s’incarne dans
la nation française que le jeune homme ne sépare pas de ses constituants. Elle
reste une instance déterminante de sa réflexion, même si celle-ci s’élargit
progressivement et s’ouvre à d’autres exigences, qui s’intègrent et
enrichissent le noyau initial sans jamais le supprimer. Il faut prendre en considération
les conditions de sa formation, de son éveil à la vie civique. Jaurès a onze ans au moment de « l’année
terrible[1] »,
des drames de la guerre malheureuse et de l’amputation des départements d’Alsace-Lorraine.
Sa famille compte de nombreux militaires, de tous grades, de l’oncle simple
sergent chez les Zouaves au prestigieux cousin de son père, l’amiral Benjamin Jaurès, qui combattit comme général d’infanterie
les Prussiens lors de la funeste bataille du Mans. Les civils parents et alliés
ressentent tout aussi douloureusement les tristes événements de la période. Le
frère de Jean, Louis, devient à son tour marin puis amiral. Jean se tourne vers
des études littéraires, mais il souhaite d’abord servir son pays, la communauté
nationale à laquelle il appartient. Cette communauté doit s’organiser, vivre et
s’unifier. Et pour cela le jeune homme pense très vite que la forme la plus
appropriée est la République. Nom d’un régime nouveau, encore assez rare dans
le monde d’alors, à l’exception du continent américain, la République est plus
fondamentalement un idéal auquel adhère le collégien de Castres et qu’il
souhaite faire triompher. Le jeune Jaurès
se rattache aux grands souvenirs des Lumières et de la Révolution française. La
notion clef de son idéal, qu’il applique aux institutions comme à la démocratie
et à la laïcité, est l’égalité, l’égalité des droits et leur universalité. Et
comme il veut agir pour cette idée, servir et aider la République, convaincre
les tièdes et les indécis et même les adversaires de bonne foi, il se dirige
tôt vers l’action publique. On connaît la formule expéditive de la figure
tutélaire de sa famille, l’amiral Jaurès,
pour faire accepter ce choix à la mère inquiète de Jaurès : « Jean va à la politique comme le canard va à
l’eau[2]». Nous pourrions citer aussi
Jules Guesde, mi-amusé,
mi-admiratif, qui observait un jour que chez Jaurès
« l’acte suit toujours la pensée[3] ». Jean se passionne pour les
élections, il souhaite être candidat et élu et il réussit assez vite à l’être
puisqu’il se retrouve en 1885 à tout juste 26 ans le benjamin de la nouvelle
Chambre des députés de la République française. Jaurès
est républicain parce que cela lui semble le meilleur moyen, le seul praticable
en fait, d’unir les Français, de constituer la nation divisée jusqu’alors par
les luttes de partis comme par les divisions sociales, les jalousies et les
ressentiments. Cette volonté d’union est le principal ressort de son adhésion à
la République tout comme elle sera bientôt celui de son socialisme.
I. La République
Longtemps
Jaurès se définit simplement comme
républicain, évitant d’ajouter une quelconque étiquette partisane. Il ne se
veut ni « opportuniste », ni « radical », pour citer les
noms des deux grandes familles politiques républicaines au cours des trois
dernières décennies du siècle. A l’instar de Saint-Just,
il refuse d’être l’homme d’une « faction », et quand il se convaincra
que se revendiquer républicain ne suffit pas, il complètera ou plutôt élargira
comme il aime à dire son appartenance politique, mais il ne cessera nullement
de s’en réclamer. Le fait est connu et il n’est pas utile d’insister : dès
1893, et jusqu’en 1914, il se présente aux élections comme candidat
« républicain socialiste », non plus candidat
« républicain » simplement, mais pas non plus candidat
« socialiste » tout court. C’est au nom de la République qu’il
poursuit son combat, qu’il réclame la justice. Et c’est donc pour instituer
véritablement une république où à la différence des cités antiques, tous les
hommes adultes seraient des citoyens libres, qu’il se convainc de la nécessité
ultime de la socialisation de la production. Jaurès
prolonge l’œuvre des grands révolutionnaires de 1789 en l’adaptant et la
vivifiant, il ne la récuse pas et toute sa vie il l’assumera, ne serait-ce qu’en
approfondissant sa pensée et explorant ses connaissances sur le sujet avec la
direction de l’Histoiresocialiste (1789-1900) pour laquelle il
travaille et rédige les chapitres consacrés aux premières années de la
Révolution. C’est ainsi qu’il se plaît à se référer au grand libéral défenseur
de la monarchie constitutionnelle Royer-Collard,
qui ne pensait pas nécessaire d’ajouter autre chose que « l’égalité des droits » pour définir
la laïcité ou la démocratie[4]. Et lorsqu’il envisage la question
sociale, Jaurès se place sans
hésitation à la suite de Boissy d’Anglas qui estimait la propriété
nécessaire à l’exercice des droits civiques. La forme moderne de la diffusion
et de l’extension de la propriété lui paraît être celle de la socialisation,
qui seule assure à chacun de recevoir sa juste part de propriétaire de la
production nationale. Alain Boscus,
qui l’a montré dans ses travaux, notamment dans l’édition de deux volumes des Œuvres
de Jaurès : Le militant
ouvrier et Le socialisme en débat (1893-1897) ainsi que dans
diverses communications, contributions et conférences[5]. La
propriété, pour Jaurès, est bien
un fait social, non un fait naturel, et la société peut donc en contrôler l’étendue
et la portée. Très tôt, le futur historien de la Révolution a rappelé ce
principe fondamental voté par la Convention dans la constitution de 1793 :
« Le droit de propriété ne peut
préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété
de nos semblables[6] ».
De
nombreux hommes politiques aiment à citer une phrase de Jaurès qui se retrouve aisément sur internet, et qui en plus
provient de La Dépêche de Toulouse, ce qui ne gâte rien : « Je n’ai jamais séparé la République des idées
de justice sociale, sans lesquelles elle n’est qu’un mot[7] ».
Belle phrase, authentique et en général correctement citée, ce qui n’est pas le
cas de toutes les citations de Jaurès
qui circulent, mais dont il faut bien exploiter toutes les potentialités. Sa
forme modérée convient aux politiques soucieux de rassemblement. Cela vient d’ailleurs
de ce qu’elle date de la période où le nouveau collaborateur de la jeune Dépêche n’est pas encore explicitement
devenu socialiste, où il est un député républicain du Tarn, aux idées sociales
avancées, partisan convaincu d’un réformisme républicain, mais pas encore
théoricien ou héraut d’un idéal révolutionnaire.
De
toute façon, d’abord et toujours la République. Cet ancrage républicain du
socialisme n’a pas commencé avec Jaurès,
mais que ce soit dans les congrès de l’Internationale ou au cours de ses
voyages ou rencontres, Jaurès le
parachève, le justifie, le révèle aux socialistes comme aux autres, alliés
potentiels ou adversaires irréductibles, à la nation française et au monde. Jaurès lui donne toute sa force et le
situe au cœur du socialisme. Plus que d’autres, à vrai dire beaucoup plus que
tous les autres, « le socialisme
français est un socialisme républicain » martelait le grand historien
Ernest Labrousse, lui aussi
originaire d’un Midi déjà presque occitan. Il précisait : « Républicain dans ses origines, dans ses
réflexes, dans ses attitudes historiques, dans son implantation territoriale.
Républicain au plus lointain et au plus profond de lui-même, au plus profond de
son histoire et de sa géographie politique[8] ».
C’est
un fil que nous retrouvons constamment. Nous pouvons même considérer que c’est
la raison profonde de l’axe majoritaire qui se constitue dans le socialisme
français autour de Jaurès et de Vaillant, parfois flanqués des
allemanistes toujours un peu frondeurs. Des aléas, circonstances ou brouilles,
peuvent compliquer les choses, mais comme aimait à dire le fondateur de L’Humanité, il faut aller à l’essentiel :
« au pays de la Grande Révolution,
poursuivie et continuée dans les révolutions du XIXe siècle »,
le socialisme ne peut être qu’un socialisme républicain. C’est sans doute une
orientation toujours peu ou prou contestée : les marxistes orthodoxes ou
pouvant se revendiquer comme tels avec Lafargue[9]
et Guesde[10],
le premier plus doctrinaire et le second plus propagandiste et homme d’action,
les « insurrectionnels » qui suivent Gustave Hervé[11],
certains syndicalistes révolutionnaires ou des anarchistes critiquent,
condamnent à l’occasion ce sur-moi républicain dont ils voient les dangers d’évolutions,
d’adaptations et d’alliances… Eux-mêmes sont le plus souvent amenés à
composer, à s’adapter et comme cela arrive parfois à s’immerger à leur tour
dans un bain républicain d’autant plus réconfortant et apprécié qu’il a été
auparavant nié ou dédaigné. C’est évidemment ce qui relie et donne son sens aux
grands choix du socialisme français de la période, et notamment dans l’affaire Dreyfus qui montre la revendication de
justice comme structurant le socialisme autant que la position de classe dans
les rapports de production.
Etre
républicain ne signifie nullement se contenter de la légalité républicaine ou
des institutions de 1875 acceptées à contrecœur par la gauche républicaine,
radicale ou socialiste. La République n’a pas été instaurée par les seuls
républicains et cela pèse longtemps sur l’attitude des socialistes. Ce n’est
que progressivement qu’ils acceptent le principe de la participation aux
élections sénatoriales ou à celle du président de la République dont le rôle d’incarnation
et d’arbitre n’est pas automatiquement admis[12]. Une
fois le principe accepté, les socialistes se contentent longtemps de peser en
faveur d’un président le plus républicain possible, c’est-à-dire attaché aux
libertés publiques et aux droits des parlementaires.
Tentés
par le monocaméralisme héritier de la Révolution française, les socialistes
acceptent le principe d’une deuxième Chambre, mais veulent profondément la
transformer. Le choix de Jaurès l’oriente
vers une Chambre du Travail représentant les catégories socio-professionnelles[13]. Si
la République démocratique apparaît aux socialistes comme la forme politique
nécessaire d’une France socialiste, celle-ci ne saurait se résumer à un régime
parlementaire trop distancié de la volonté populaire. La population civique,
qui devrait englober les femmes puisque le principe en a été adopté à « l’immortel congrès » de Marseille
en 1879, doit pouvoir s’exprimer par des pétitions ou d’autres modalités. Les
socialistes sont à l’origine de la reconnaissance de facto du droit de
manifester au début du XXe siècle, sur le modèle britannique que Vaillant par exemple avait pu observer
de près lors de son exil des années 1870. Leur soutien à la procédure du
référendum a été oublié au fur et à mesure que s’est accentué le
parlementarisme de la Sfio. Mais
la revendication du référendum se retrouve dans des familles socialistes
différentes, chez les anciens blanquistes comme chez les possibilistes[14] de Brousse et d’Allemane[15]. Le
parti lui-même le réclame pour sortir du conflit entre la Chambre et le Sénat
sur l’instauration de la représentation proportionnelle, adopté par la Chambre
en 1912, mais refusé par la Chambre haute l’année suivante.
D’une
manière générale, les réflexions de Jaurès
et des socialistes tendent à sortir le régime parlementaire de l’entre-soi
bourgeois de sa tradition orléaniste et de lui permettre de prendre en compte,
d’être animé ou confronté à une participation civique et populaire. Cela doit
évidemment être organisé, formalisé. Cela passe au minimum par de nombreux
comptes rendus de mandat, par l’organisation des citoyens en partis structurés
et liés à leurs mandants, par l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel
qui n’est pas seulement, du moins chez Jaurès,
l’instauration d’une technique ou la possibilité d’un avantage électoral, mais
qui renvoie à une philosophie de l’action politique et de la démocratie, qui se
veut aussi une garantie du passage pacifique et ordonné d’une société
bourgeoise et capitaliste au socialisme.
II. La Sociale
Nous
ne nous sommes éloignés qu’en apparence du concept de République sociale. Il
fallait d’abord montrer que l’adjectif va tellement de soi pour Jaurès qu’il est quasiment
superfétatoire. Comme il le disait à son interlocuteur syndicaliste en 1887, c’est
bien la République en elle-même qui porte une exigence de justice sociale, seul
soubassement possible au suffrage universel. C’est ce que Jaurès explique notamment dans un de ses
plus célèbres discours, avec d’autres mots et dans un autre contexte, puisqu’il
est alors à la Chambre le véhément porte-parole du groupe socialiste face à un
gouvernement très hostile. Dans son discours du 21 novembre 1893[16], Jaurès combat la politique répressive du
gouvernement Dupuy et contribue
fortement à le faire tomber, mais plus profondément, il explique aussi le lien
entre République, l’action naissante du mouvement ouvrier et ses buts
ultimes : « Dans l’ordre
politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du
passé ; dans l’ordre économique la nation est soumise à beaucoup de ces
oligarchies […] par le suffrage
universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive
et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris
les salariés, une assemblée de rois […] mais
au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans
l’ordre économique réduit à une sorte de servage.[…] Et c’est parce que le
socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction
fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que
la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il
veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme le est affirmée
ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre
économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est
souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du
mouvement républicain. C’est la République qui est le grand excitateur, c’est
la République qui est le grand meneur[17]… ».
La
République sociale se tient aux deux bouts de la chaîne chez Jaurès. Elle est à la fois l’objectif
concret, immédiat, des luttes politiques et sociales et le symbole de l’Idéal
poursuivi. Pour suivre ce mouvement, il suffirait au reste de reprendre la belle
anthologie commentée réalisé par Vincent Duclert
aux éditions Privat, à Toulouse, en 2014 et qui porte ce simple titre : Jaurès.
La République. Nous pouvons aussi à nouveau contextualiser un moment et
renvoyer aux premières années de vie publique pour Jaurès. La République qui triomphe à la fin des années 1870
et au début des années 1880 est une République sage, conservatrice, rassurante
pour les possédants. C’est ce qu’ont voulu ses promoteurs, Thiers, Gambetta
ou Ferry, c’est ce qu’exprime la
longue présence au ministère des Finances du banquier et théoricien libéral
Léon Say, quelle que soit la
couleur plus ou moins conservatrice ou républicaine du ministère dans la phase
d’affrontements et de transition des années 1870, de Thiers à Waddington,
en passant par Dufaure, Buffet ou Jules Simon[18].
La France est un pays encore en nette majorité rurale, avec un artisanat
nombreux, une industrie économiquement décisive mais qui socialement ne
concerne encore qu’une population assez réduite. L’impôt est doux et l’ambition
sociale réduite même chez Gambetta
à une série de « besoins multiples
et variés correspondant à des remèdes variés et multiples » (Le Havre,
18 avril 1872). Ces besoins sont en tout cas l’objet d’intenses batailles au
Parlement ou dans la société, avec cette période caractérisée par l’historienne
Michelle Perrot comme celle de la Jeunesse
de la grève[19].
Il s’agit d’obtenir les garanties élémentaires qui donneraient un début de
caractère social à la République, la limitation de la durée du travail par
exemple, côté syndical c’est la célébrissime revendication des 8 heures portée
par la journée du 1er mai et l’action de l’Internationale, côté
parlementaire c’est la mise en place progressive de la journée de dix heures,
instaurée par le premier socialiste ministre de la IIIe République,
Alexandre Millerand, dans des
conditions difficiles car la semaine de soixante heures ainsi induite fait
selon ses détracteurs peser des risques sur l’industrie française et empêche le
travailleur de travailler librement pour gagner plus, c’est aussi l’instauration
d’une journée hebdomadaire de repos obligatoire, votée en 1906 grâce au renfort
de nombreux réformateurs sociaux y compris des catholiques partisans du
dimanche férié, ce sont les premières lois d’hygiène et d’assistance sociale,
sur lesquelles interviennent davantage Vaillant
et les députés de Paris, l’instauration elle aussi difficile et contestée des
premières retraites ouvrières et paysannes décidées en 1910, le rassemblement à
la fin de la même année de la législation sociale dans un Code du Travail voulu
par Arthur Groussier et son
collègue Vaillant. Nous ne citons
que les principales mesures qui à vrai dire nous apparaissent comme des
linéaments modestes comparées aux grands apports du Front Populaire ou de la
Libération, mais qui en sont les prémisses et dont les perspectives globales
sont d’ores et déjà pensées à ce moment-là, et qui constituent le noyau initial
de la proclamation de la France comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »
par la Constitution de 1946, reprise par celle de 1958, ce qui soixante-dix ans
plus tard est toujours la question centrale du débat politique et sociale de
notre pays.
III. La République sociale, une création continue
Le
temps passe en effet. Clemenceau s’est
un jour moqué de Jaurès,
prétendant qu’on reconnaissait ses discours à ce que les verbes y étaient
toujours conjugués au futur[20]. Le
persiflage comporte une part de vérité car Jaurès
refuse le pragmatisme une politique enfermée dans la gestion à courte vue et un
présent dépourvu d’imagination. Il demande une orientation générale et
nettement pensée, continuant ainsi longtemps à préférer la politique même
bourgeoise de Ferry à la critique
trop négative de Clemenceau. Il
apprécie les grands réformateurs, du présent comme du passé, au service d’une
idée. Tout au long de son célèbre chapitre X de L’Armée nouvelle (1910),
il affirme le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale
sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité.
Jaurès est en accord avec le
marxisme sur l’explication du mécanisme de l’exploitation capitaliste. Pour
lui, le travail est le seul véritable dieu de l’histoire et il doit l’emporter
dans sa compétition sur le Capital. Le prolétariat doit apprendre, s’éduquer,
se discipliner, s’organiser, combattre l’alcoolisme et tous les fléaux qui l’affaiblissent
ou le détournent de son œuvre d’émancipation. La lutte des classes doit se
poursuivre dans un cadre républicain et pacifié. Il existe un terrain commun,
celui de l’humanité, à condition que la paix et la démocratie soient
maintenues. La démocratie est une force modératrice : « la bourgeoisie est obligée à des concessions
opportunes et le prolétariat est détourné des révoltes furieuses et
vaines ».
Jaurès dépasse les distinctions entre
réformiste et révolutionnaire en préconisant « l’évolution révolutionnaire[21] » selon une formule empruntée à
Marx. Jaurès définit très précisément celle-ci dans sa série de
grands articles regroupés en Etudes socialistes : selon lui, l’évolution
révolutionnaire consiste à « introduire
dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui
la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force
organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas
seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être
des préparations. Ainsi, sous l’action socialiste, elles prennent un caractère
et une efficacité révolutionnaire[22] ».
Le but final de la politique socialiste est bien toujours révolutionnaire
puisqu’il s’agit de « constituer l’humanité »
avec une société fondée sur la socialisation des moyens de production. Mais
pour l’atteindre, et sans exclure les accidents de l’histoire, Jaurès envisage de plus en plus
ouvertement une succession de réformes, ce que Charles Fourier appelait un engrenage de réformes, qui pouvait
comprendre des moments d’accélération et de rupture, d’autres plus calmes et lents.
Il dégage un chemin étroit où la lutte des classes la plus intense se concilie
avec la démocratie, l’unité de la patrie et la cohésion et la continuité de la
vie sociale. Elle aboutit en effet à un régime d’assurance sociale, à des
contrats collectifs, à des conditions de vie et à une participation des
travailleurs à la puissance économique qui sont à la fois un stade développé du
capitalisme – Jaurès utilise à ce
propos l’expression de « phase
hypercapitaliste » et la porte ouverte par étapes « à la socialisation intégrale ». Peu
importe dans ces conditions de savoir s’il faut privilégier en démocratie le
vocabulaire révolutionnaire, puisque « la
révolution sociale prend nécessairement la forme de l’évolution », ou
réformiste, puisque « l’évolution a
nécessairement une valeur révolutionnaire » explique-t-il dans L’Armée
nouvelle[23].
Cette fameuse synthèse a pu parfois sembler trop habile ou insuffisamment
étayée en doctrine. Elle s’appuie en tout cas sur un solide sens historique,
sur une capacité à retrouver de la cohérence dans les phases d’avancée brusque
comme de calme apparent, voire de régression qui caractérisent l’histoire
contemporaine et c’est sans doute cette ductabilité et cette compatibilité avec
le mouvement historique éprouvé à son époque et depuis qui expliquent la
persistance et la résilience de la pensée jaurésienne comme axe structurant la
gauche française dans ses profondeurs.
La République sociale est à la fois l’horizon de la lutte quotidienne et celui de l’avenir. Il n’y aurait pas grand sens à les distinguer trop abruptement puisque les deux s’enchaînent et s’entremêlent sans forcément se figer dans des formules stables. Et pour autant, contrairement à Bernstein, ou plutôt à l’interprétation courante et erronée du théoricien allemand, reposant sur des formulations décalées ou mal comprises[24], l’action ne se réduit pas au mouvement, mais doit conserver la spécificité de son but. Un idéalisme moral exigeant préside à cette analyse sociale et politique de la lutte des classes. La République sociale n’est pas tenue quitte d’être nécessaire ou plus juste, elle doit permettre un progrès de l’humanité. Le socialisme, écrit-il dans L’Armée nouvelle, doit démontrer « qu’il est capable d’assurer une production puissante, et, dans l’harmonie de l’action sociale, le jeu libre et fort des énergies individuelles ». L’idée forte qu’il développe tout au long du célèbre chapitre X de ce livre (« Le ressort moral et social. L’armée, la patrie et le prolétariat ») est le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité . Il ne récuse pas les seconds termes de chacune de ces alternatives, mais il plaide pour leur juste évaluation. Ce qu’il veut, c’est en somme, écrit-il dans sa Préface aux discours parlementaires[25], d’organiser l’humanité sans Dieu, ni roi, ni patron, c’est-à-dire d’aller jusqu’au bout du programme de la Révolution française, qui n’est pas fondamentalement violence ou bouleversement pour le principe, mais construction du maximum de liberté, d’égalité et de fraternité pour les humains. « L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine », écrit-il dans son premier éditorial de L’Humanité[26]. C’est à la réalisation de celle-ci que la politique doit se consacrer, qu’il s’agisse de l’élaboration de la loi au Parlement, de la gestion des collectivités locales, des luttes sociales ou de l’œuvre de propagande et d’organisation de l’opinion, du moindre détail de l’action publique aux grandes secousses.
[1] Hugo
Victor, L’année terrible, Paris,
Michel Lévy frères, 1872.
[2] Le mot se retrouve chez tous les biographes de Jaurès. Le premier à l’avoir relaté est
sans doute son ami et camarade d’Ecole, Lucien Lévy-Bruhl,
dans son article nécrologique pour l’Annuaire
de l’Ecole Normale Supérieure, repris ensuite en volume aux éditions de L’Humanité, 1916, puis sous le titre Jean Jaurès.
Esquisse biographique, Paris, Rieder, 1924.
[3] Cité par Jaurès
au moins deux fois, dans sa conférence sur Bernstein
et l’évolution de la méthode socialiste, Paris, salle des Sociétés
savantes, 16 février 1900, et dans sa controverse avec Jules Guesde à l’hippodrome de Lille, le 26
novembre 1900, toutes deux repris dans Défense républicaine et participation
ministérielle 1899-1902, tome 8 des Œuvres de Jean Jaurès, édition établie par Agulhon Maurice et Chanet Jean-François, Paris, Fayard,
2013, p. 265 et 346.
[4] Discours du 22 janvier 1822, cité par Jaurès dans son discours sur l’enseignement
laïque du 30 janvier 1904, voir son édition par Lalouette
Jacqueline dans Laïcité et unité, tome 10 des Œuvres de Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2015, p. 82.
[5] Boscus Alain,
« Jaurès et les
nationalisations », colloque de Castres sur Jaurès et l’Etat, Cahiers
Jaurès n°150, octobre-décembre
1998 et « Conception jaurésienne de la propriété sociale », site de
la SEJ www.jaures.info.
[6] Jaurès Jean, « Le socialisme de la
Révolution française », La Dépêche, 22 octobre 1890, repris par Ducange Jean-Numa, Socialisme &
Révolution française, Paris, Démopolis, 2010 ; Duclert Vincent, Jaurès.
La République, Toulouse, Privat, 2014 et dans Le passage au socialisme,
tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès,
édition par Rebérioux Madeleine et
Candar Gilles, Paris, Fayard,
2011.
[7] Jaurès
Jean, « Lettre à Jacques Balfet,
président de la chambre syndicale de la laine et du bâtiment à Mazamet », La
Dépêche, 24 octobre 1887.
[8] Labrousse
Ernest, « Le socialisme et la Révolution française », préface à Jaurès Jean, Histoire socialiste de
la Révolution française, éd. Soboul
Albert, Paris, Editions sociales, 1968, rééd. 2014.
[9] Pour une approche globale, synthétique et scientifique,
Lafargue Paul, Paresse et révolution. Ecrits 1880-1911,
édité par Candar Gilles et Ducange Jean-Numa, Paris, Tallandier,
« Texto », 2009.
[11] Heuré
Gilles, Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur, Paris, La
Découverte, « L’espace de l’histoire », 1997.
[12] Conord
Fabien, Les socialistes et les élections sénatoriales (1875-2015),
Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2015
et Les élections sénatoriales en France 1875-2015, Rennes, Pur, 2016 ; Candar Gilles, Quel président de la République ? Les
choix de Jaurès, Paris,
Fondation Jean-Jaurès, 2016.
[13] Chatriot
Alain, « Jaurès face au
Sénat. La Chambre haute : problème ou solution pour les socialistes et les
républicains », Cahiers Jaurès,
n°174, octobre-décembre 2004.
[14] Candar
Gilles, Edouard Vaillant. L’invention
de la gauche, Paris, Armand Colin,
2018.
[15] Jousse
Emmanuel, Les hommes révoltés. Les origines intellectuelles du réformisme en
France (1871-1917), Paris, Fayard, 2017.
[16] Un des plus grands classiques de la pensée
jaurésienne, souvent édité et réédité. Il est repris dans le tome 4 des Œuvres
de Jean Jaurès, Le militant
ouvrier, édition par Boscus
Alain, Paris, Fayard, 2017, p. 454-466.
[17] Dans l’édition Fayard des Œuvres, p. 460-461,
[18] Garrigues
Jean, Léon Say et le centre
gauche (1871-1896), la grande bourgeoisie libérale dans les débuts de la
Troisième République, thèse d’histoire soutenue à l’université de Paris-X
sous la direction du professeur Philippe Vigier,
1993.
[19] Une grande thèse, un livre devenu classique et une
réédition pour la postérité : Perrot
Michelle, Les ouvriers en grève. France
1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1973, 2 tomes ; Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Paris, Le Seuil,
« L’univers historique », 1984 et Les
chemins des femmes, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 2019.
[20] Appréciation répétée partout sans qu’elle puisse être
sourcée avec précision mais conforme à ce qu’exprime Clemenceau dans sa grande polémique de juin 1906 contre Jaurès lors des grèves consécutives à la
catastrophe de la compagnie des mines de Courrières (1100 morts environ), cf.
Candar Gilles et Valls Manuel, La gauche et le
pouvoir. Juin 1906 : le débat Jaurès-Clemenceau, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010 et pour la partie
jaurésienne de la controverse Voici le XXe siècle ! tome
11 des Œuvres de Jean Jaurès,
édition par Duclert Vincent,
Paris, Fayard, 2019.
[21] Jaurès
Jean, « République et socialisme », La Petite République, 17
octobre 1901.
[22]Ibidem. Les Etudes
socialistes maintes fois rééditées l’ont été récemment par Chanet Jean-François et Agulhon Maurice dans Défense
républicaine et participation ministérielle, op. cit. Leur interprétation est discutée par Scot Jean-Paul, Jaurès et le réformisme révolutionnaire,
Paris, Stock, 2014.
[24] Vaste débat engagé depuis en France depuis au moins la
parution chez Stock en 1900 de la traduction française de son ouvrage, Die Voraussetzungen des Sozialismusund die Aufgaben der Sozialdemokratie,
souvent accessible aujourd’hui sous le titre Les présupposés du socialisme, Paris, Seuil, 1974. Voir la conférence
de Jaurès déjà évoquée et les
travaux d’Emmanuel Jousse sur la
question, notamment Réviser le
marxisme ? D’Eduard Bernstein
à Albert Thomas, Paris, L’Harmattan,
2007 et « Jean Jaurès et le
révisionnisme de Bernstein :
logiques d’une méprise », Cahiers Jaurès n°192, avril-juin 2009.
[25] Jaurès
Jean, « Le socialisme et le radicalisme en 1885. Préface aux Discours
parlementaires », 1904, repris dans Bloc des gauches, tome 9 des Œuvres
de Jean Jaurès, édition par Candar Gilles, Duclert Vincent et Fabre
Rémi, Paris, Fayard, 2016, p. 66 et s.
[26] Jaurès Jean, « Notre but », L’Humanité,
18 avril 1904, repris dans Bloc des gauches, op. cit., p. 403-406.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Jean Jaurès juriste ? Tel n’est pas l’objet de démonstration du présent ouvrage. Jean Jaurès (1859-1914) est l’un des plus célèbres hommes politiques français et le Collectif L’Unité du Droit a décidé – en un quadriptyque d’études – de confronter les pensées de quatre hommes et femmes politiques (Jean Jaurès, Louise Michel, Charles Maurras & Charles Péguy) à l’analyse « en Droit » de juristes. L’idée générale des présentes contributions est de faire ressortir dans les écrits de Jaurès des thèmes qui nous ont semblé opportuns en matière de droit(s) et de République(s) et ce, à partir de ses ouvrages mais également de ses discours et de son expérience en tant qu’élu (local et national). L’homme et sa doctrine ont effectivement beaucoup fait l’objet d’études historiques, littéraires, philosophiques et même sociologiques mais très peu « en Droit » justifiant ainsi la présente démarche. Concrètement, l’opus confronte d’abord la pensée de Jaurès aux notions juridiques de liberté, d’Egalité et de Fraternité composant le triptyque républicain. Par ailleurs, Toulouse oblige (parce que l’homme y fut universitaire et maire-adjoint), les rapports entre Jaurès, la « ville rose » et ses institutions sont également abordés à l’instar – en conclusion – de son héritage.
Par ailleurs, la doctrine jauressienne est également analysée au regard du droit parlementaire (et de sa rationalisation) ainsi que des concepts de propriété et de République sociales. Y ont participé : Frédéric Balaguer, Guillaume Beaussonie, Alain Boscus, Clothilde Blanchon, Gilles Candar, Rémy Cazals, Clothilde Combes, Patrick Charlot, Nathalie Droin, Mélina Elshoud, Delphine Espagno-Abadie, Marietta Karamanli, Julia Schmitz & Mathieu Touzeil-Divina.
Le présent ouvrage, issu des actes du colloque de Toulouse en date du 03 septembre 2019 matérialisé le jour même du 160e anniversaire de naissance du tribun, a été réalisé grâce au soutien de la Fédération Jean Jaurès ainsi que du conseil départemental de la Haute-Garonne et du Collectif L’Unité du Droit. La gravure sur bois qui orne la première de couverture du livre est l’œuvre de M. Matthieu Roussel.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume II : Léon Duguit :
de la Sociologie
& du Droit
Delphine Espagno
– Nombre de pages : 198
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 39 €
ISBN / EAN : 978-2-9541188-6-4 /9782954118864
ISSN : 2272-2963
Présentation :
L’ouvrage que nous propose aujourd’hui Mme Delphine ESPAGNO, (…) est peut-être la plus belle des invitations qui ait été écrite afin d’inciter le lecteur, citoyen et / ou juriste, à comprendre la pensée du doyen de Bordeaux (…). Léon DUGUIT méritait effectivement [les présents] ouvrage et hommage (…) car le doyen, comme Jean-Jacques ROUSSEAU avant lui (…), a longtemps été et est encore souvent présenté soit comme un marginal de la pensée juridique, soit est même dédaigné de façon méprisante comme si sa qualité de juriste lui était déniée. HAURIOU, nous rappelle l’auteure, ira même ainsi jusqu’à affubler DUGUIT d’être un « anarchiste de la chaire » ce qui n’avait manifestement pas totalement déplu à ce dernier ! Car, ce que rappelle Mme ESPAGNO dès son introduction, c’est bien une nouvelle manière de penser et de réinventer le Droit dans son ensemble que nous invite à accomplir Léon DUGUIT. Il n’est pas qu’un faiseur de théorie(s) (comme celles du service public, des agents publics ou encore de l’Etat), il est – pour reprendre l’expression de CHENOT désormais consacrée – un véritable « faiseur de système » dans son sens le plus noble et mélioratif (…). DUGUIT assume en effet son rôle de guide et nous a donné à voir une nouvelle façon d’appréhender le Droit non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Un Droit qu’il a comme réinventé en chaussant de nouvelles lunettes tel le spectateur qui verrait en deux dimensions et désormais en découvrirait – grâce à lui – une troisième. Après Léon DUGUIT, les juristes n’ont ainsi pu feindre de ne concevoir le Droit qu’à l’instar d’un artifice fictif, technique et juridique : le Droit est devenu indissociable de la Sociologie (…). Ce « droit duguiste » nous offre alors grâce à la lumière qu’y dépose avec délicatesse Mme Delphine ESPAGNO la vision renouvelée des relations existantes entre Droit, individu et collégialité ou société (…) En outre, ce que va construire le doyen de Bordeaux n’est pas – comme on le lit encore souvent – une « simple » théorie du service public mais une théorie réaliste de l’Etat par le service public ».
L’ouvrage, publié le 18 décembre 2013 pour le 85e anniversaire de la mort du doyen DUGUIT, a été réalisé grâce au soutien de SCIENCES PO Toulouse ainsi que du COLLECTIF L’UNITE DU DROIT. Il est en outre sorti en parallèle avec un second ouvrage sur l’autre géant du droit public français : Maurice HAURIOU.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Le projet de réunir dans un ouvrage publié des morceaux choisis ou Miscellanées parmi l’œuvre du doyen HAURIOU (1856-1929) coïncide avec la (re)découverte de sa sépulture (à Nonac en Charente) au moment où elle allait rejoindre l’indifférence d’un caveau municipal. La présente sélection est alors construite en trois parties : elle contient d’abord des extraits d’œuvres méconnues du maître (I) à l’instar de ce témoignage sur « les idées de M. DUGUIT » paru en 1911 au Recueil de Législation de Toulouse ; de l’article « le droit naturel et l’Allemagne » paru en 1918 dans le Correspondant. Ensuite, l’ouvrage propose la réimpression in extenso d’œuvres fondatrices (II) mais peu accessibles sur support papier et parfois mal connues. Ainsi en est-il de l’article mythique sur « la formation du droit administratif » paru en 1892 à la Revue générale d’administration puis en 1897 sous sa forme plus connue au Répertoire BEQUET. De même, pourra-t-on relire « la théorie de l’Institution et de la Fondation » paru en 1925 aux Cahiers de la nouvelle journée et « le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes » paru en 1928 dans la Revue de métaphysique et de morale. Enfin, les Miscellanées HAURIOU proposent également une sélection d’extraits d’œuvres cardinales (III) et ce, parmi les 370 notes d’arrêts du doyen de Toulouse publiées au Recueil SIREY entre 1892 et 1929.
Participent à cette « aventure HAURIOU » : Yann AGUILA, Jacques ARRIGHI DE CASANOVA, Emmanuel AUBIN, Karine BALA, Xavier BIOY, Elise CARPENTIER, Jean-Marie DENQUIN, Gilles J. GUGLIELMI, Hélène HOEPFFNER, Geneviève KOUBI, Valérie LASSERRE, Arnaud DE NANTEUIL, Benjamin RICOU, Julia SCHMITZ, Bertrand SEILLER, Jean-Gabriel SORBARA, Bernard STIRN, Mathieu TOUZEIL-DIVINA, Amaury VAUTERIN, Katia WEIDENFELD ainsi que des jeunes chercheurs en droit public.
L’ouvrage, officiellement présenté au public le 12 mars 2014 pour le 85e anniversaire de la mort du doyen de Toulouse et initié par le professeur TOUZEIL-DIVINA, a été réalisé grâce au soutien du COLLECTIF L’UNITE DU DROIT. Il a été publié en parallèle avec un second ouvrage sur l’autre géant du droit public français : Léon DUGUIT.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).